25/10/2013

TEXTE. Bruit monstre

Je suis un visuel, sans doute moins attentif aux sons que d’autres. 
Lorsque je marche dans Paris, pendant que mon regard balaye ce que m’offre la perspective du piéton, mon ouïe est bien souvent distraite par un perpétuel monologue intérieur. 
Les sons urbains ne me parviennent que comme un bruit de fond. 

Aujourd’hui, j’ai décidé de concentrer mon attention sur l’exploration de ces sons traversés si souvent sans écoute. 
De plonger dans cet univers né de l’activité citadine, mélange chaotique de pollution sonore, dont les manifestations lancinantes minent nos systèmes nerveux, et de tranches foisonnantes de vie contemporaine.  

Il m’arrive de suivre, à pied, une trajectoire menant, quasiment en ligne droite, de la rue de Douai à la rue Lafayette. 
La rue de Douai, que j’habite, se transforme en rue Victor Massé, avant de devenir la rue Condorcet, qui elle-même se change en rue d’Abbeville, pour finir sa course place Franz Liszt.
Environ 700 mètres de dénivelé, dans un étroit canyon d’immeubles bourgeois où tout résonne singulièrement.
Ce samedi, la météo est morose. Dans le ciel se mélange une grande variété de tons gris filtrant une lumière terne, que de timides rayons égayent quelquefois. Il fait extraordinairement doux pour la saison et les rues sont très animées.  

Dès les premiers mètres, l’habituelle polyphonie mécanique impose son tumulte ininterrompu de freins qui crissent, de changements de régime, de moteurs ronflants et de pneus avalant l’asphalte rêche de la chaussée.
Je croise un petit groupe de femmes entre deux âges. De la confusion de leur conversation, je ne distingue que: « C’est les trucs du RPR en 76… ». Ou encore : « Ouais ! C’est bien… ».
Un jeune homme planté au milieu du passage, parle au micro de son oreillette : «Non, j’ai fini d’bosser là !... ».
La succession balbutiante des notes produites par les cordes d’une basse s’échappe d’une boutique. À deux pas de là, c’est au tour d’une guitare électrique de cracher un morceau de hard rock, inqualifiable.
De nombreux musiciens amateurs ou professionnels se retrouvent dans la rue de Douai, dont une partie est presque exclusivement consacrée à la vente de divers instruments.
Des petits groupes serrés dans les magasins ne me parvient qu’un bourdonnement joyeux. 
Une femme se pâme dans les bras de son amoureux. Elle émet une sorte de gloussement, puis leurs bouches se collent, le temps très bref d’un baiser mouillé. Auquel succède immédiatement la toux grasse d’un homme âgé, passant tout près.
Juste au-delà des bars à prostituées, à ma droite, émerge un son cristallin. 
En baissant les yeux, je vois une de ces plaques de fonte, encastrées en bordure de trottoir, d’où jaillit un bouillonnement d’eau claire qui va se jeter dans une bouche d’égout en parcourant toute la longueur du caniveau. 
Un « aïeuuu !!! » trop appuyé pour être authentique, attire mon regard. 
J’aperçois, assise à même le sol, de l’autre côté de la rue, une fillette dont les jambes écartées se terminent par une paire de rollers. La grimace qui déforme son visage s’adresse à un homme mûr -  probablement son père - dont l’attention est mobilisée par un bébé bien décidé à lui crever les tympans.
J’entends, au même instant, le démarrage en côte d’une fourgonnette. Et plus loin, le grondement d’une grosse cylindrée, qui s’amplifie jusqu’à rugir, quand elle traverse le carrefour.
Quelqu’un me double, disant à son portable: « …mignone en plus… ben voilà….une petite fille… ».
Derrière moi s’approche une paire de talons de femme trottant sur le bitume. Leur rythme nerveux est rompu, de temps à autre, par un frottement sec et rugueux comme du papier de verre.
Le tremblement d’un caddie métallique vide que l’on pousse vers un Franprix me fait grincer les dents, tandis que tintent les touches du clavier d’une caisse enregistreuse. 
Une porte qui se ferme émet, derrière un porche, le cliquetis caractéristique des blindages modernes, juste avant que la vapeur sous pression d’une machine à café ne m’évoque la volupté d’un petit crème. « Maman, tu l’as ach’té? » interroge une gamine maîtrisant mal son timbre de voix. Et c’est au tour d’un froissement de plastique de s’associer au : « Mimi, Mimi, allo!? », surgi des lèvres d’une adolescente. 
Il n’y a pas d’espace, pas le moindre répit. Les sons se succèdent, se superposent et s’additionnent, bondissant de tous côtés, et d’aussi loin que l’on puisse entendre.
Le vacarme me submerge.
J’éprouve la tension de celui qui tente de suivre une conversation importante, en pleine rue, et qu’assourdit la sirène d’une ambulance.   
Je décrète la fin de l’expérience et me replie, une fois de plus, dans mes pensées du jour.   

De retour chez moi, je place « The Very Best of Bobby Womack » dans mon lecteur de CD. 
Mon refuge culmine à quatre étages au-dessus de la rue, dont la rumeur est bien contenue par des doubles vitrages.


Le samedi 21 Octobre 2006 (publié dans le Purple Journal)

HR