Je pensais m’être définitivement lassé de
Juergen Teller. Sur valorisé, omniprésent, son nom, devenu une marque, est incontournable,
aussi bien dans le champ de la mode que celui de l’art contemporain. Il n’y a
pratiquement plus un magazine qui n’utilise sa notoriété comme caution marketing.
Il ne se passe plus un seul mois sans qu'une édition de luxe ne glorifie
son talent.
J’avais le sentiment qu’il avait rejoint les
rangs de ceux qui, au sommet de l’olympe marchand, s’étaient réduits à de
grotesques parodies d’eux-mêmes. Ceux qui répétaient à la demande les formules
qui avaient consacré leur succès.
Plus rien ne m’exaltait dans ce qu’il
produisait. J’ai donc porté mon attention vers d’autres photographes, plus
jeunes et moins reconnus.
Je me suis entiché, en particulier, de Elise
Pinelli, une jeune femme d’origine corse dont le talent brut, la fougue et la
sensualité visuelle m’enthousiasment.
Ironie du sort, c’est justement Elise qui m’a
appelé un soir pour m’annoncer qu’elle tenait à m’offrir le dernier livre de
Juergen Teller, à propos duquel elle ne tarissait pas d’éloge.
Un livre dont je savais qu’il décrivait les
réactions hystériques du célèbre photographe allemand à la finale qui
a hissé son équipe nationale de foot sur le trône de championne du monde 2014.
J’ai accueilli l’offre de mon amie avec
mauvaise grâce : « Tu sais Elise, moi, le nationalisme allemand,
c’est pas vraiment mon truc. En tant qu’haïtien, je n’ai pas pardonné à la Nationalmannschaft d’avoir humilié mon bien aimé Brésil, symbole d’un art du ballon rond empreint
de fausse désinvolture et de rythmique africaine. Et en tant que français,
l’idée même de domination allemande me fait froid dans le dos. »
Mais elle a insisté, en m’assurant que ce
livre viendrait étayer nos longues conversations et recherches communes.
J’ai finalement cédé en lui donnant rendez-vous dans mon
QG parisien : une brasserie de la place de Clichy.
Impatiente, elle a immédiatement posé le livre
sur la table. Une photo sans qualité qui présentait, sur un fond blanc, un bout de
saucisse luisante débordant de l’amorce d’un écœurant morceau de pain - le tout
frappé d’un simple Juergen Teller/ Siegerflieger, à la typo typiquement germanique
- faisait office de couverture.
Jusque là, rien de neuf. Du grotesque, de
la provocation et une allusion sexuelle grossière, pop et vulgaire. Le genre de
pseudo humour photographique qui me laisse parfaitement froid.
Ensuite, Elise m’indiqua son passage préféré
du livre : précisément celui du match de foot !
J’ai été immédiatement surpris de ne pas y
retrouver la qualité photographique habituelle. La saturation des couleurs, la facture
argentique subtilement onirique de la pellicule PORTRA flashée (marques de fabrique
« tellérienne ») ayant fait place à la banalité uniformisée de
l’image numérique.
Les photos déclinaient une succession de
cadrages montrant un Juergen Teller grassouillet accompagné d’un groupe d’enfants
et adolescents (son fils, préadolescent, et ses neveux) en train de réagir au visionnage de la
finale. Tout y passait : grimaces, contorsions, hurlements de joie ou de
dépit. Les corps se déchainaient, possédés par l’intrigue du match.
Le photographe et sa famille, rassemblés dans
un restaurant (probablement italien) pour partager l’intensité de ce moment,
s’y défoulaient dans l’apparente ignorance de la présence de l’appareil.
Les photos se succédaient, de page en page,
dévoilant les réactions du groupe aux diverses actions du match, jusqu’à l’hyperbole
consécutive à la victoire.
Les protagonistes pouvaient déborder du cadre,
ou se déplacer jusqu'à défier les capacités de mise au point de l’appareil. Il arrivait que 4 ou 5
doubles pages ne montrent que d’infimes variations temporelles, rappelant les
performances techniques du moteur du Canon 5D.
Le langage des corps, indépendant de toutes
conventions esthétiques ou sociales, exprimait les émotions les plus extrêmes.
Les relations entre les différents personnages
(en particulier Juergen Teller et son fils), et l’étrange chorégraphie qui les
rapprochait dans les moments cruciaux, étaient simplement fascinantes.
Le photographe, qui laissait s’exprimer son
âme enfantine, y communiait avec celles de son fils et des autres. Ils s’embrassaient,
s’agrippaient les vêtements, se prenaient par l’épaule. Les auréoles de sueur
qui assombrissaient les aisselles du tee shirt gris du photographe lorsqu’il
levait les bras au ciel, accentuaient la sensation de trivialité que dégageait la
scène.
J’en oubliai ce maudit match, pour porter mon
attention sur cette danse, cette transe. Les visages et les corps
débordaient, ignorant joyeusement toute retenue.
Le photographe avait atteint un nouveau stade
dans la mise en scène de son intimité. Dans ce moment d’exultation, n’était-il
pas pleinement lui-même ? L’homme, le père et l’enfant unifiés dans un
corps trop bien nourri, mais extraordinairement vivant?
Cette explosion était révélatrice, non
seulement de l’énergie libérée, mais de l’amour charnel qui liait le père à son
fils, qui fusionnaient dans le bonheur d’un moment de grâce.
Vers la fin, l’un et l’autre s’embrassaient
sur la bouche, dans un baiser fougueux, plein de reconnaissance mutuelle.
Elise ne s’était pas trompée, lorsqu’elle
avait pressenti que je m’identifierais à cette manifestation spectaculaire du Masculin,
partage et transmission transgénérationnelle d’un rite moderne, commun à tous les peuples
de la terre.
Sous ses airs assumés de « beauf »
allemand, Juergen Teller est décidément un immense séducteur, aussi rusé qu’irrésistible.
En exprimant ce qu’il est, en toute authenticité,
il a le talent rare de flirter avec l’universel.
Un parcours rapide du reste du livre, tout
entier voué à la « germanité » de son auteur, me dévoila
l’environnement d’un enfant du pays, issu de la classe moyenne
allemande. Toujours des corps en mouvement, de la bière, des montagnes de
charcuterie et l’humanité de gens simples, décrits sans fard, avec une empathie
non feinte. Car sa famille, ses voisins et amis, aussi bien que ses préoccupations quotidiennes, semblent aux antipodes
des obsessions de la mode et de l’art, où il s’est imposé en iconoclaste
célébré.
Dans ce livre de photographie (sans le moindre texte) Juergen Teller fait une fois de plus la
démonstration de son agilité conceptuelle et de son engagement dans sa pratique.
Il écrit son histoire, comme on rêve sa vie, avec ses sens et sa chair. Son
caractère incandescent nourrit sa singulière sensibilité qui questionne l'identité masculine et abolit la distance
voyeuriste séparant le photographe de son sujet, l'art de la vie.
Bien vu Elise !
HR