Il y a beaucoup de photographes, et de plus en plus de
prétendants à ce titre. Il est indiscutable que cette prolifération - encouragée
par d’incessantes avancées technologiques - a considérablement augmenté le niveau
de qualité moyenne des images produites.
Pourtant, dans cette multitude, je ne distingue qu’une
poignée d’individus dignes d’admiration. Anders Edström est de ceux-là.
La première fois que j’ai vu son travail (vers la fin des
années 90), je venais d’intégrer le cercle restreint des contributeurs au
magazine Purple, qui était à l’époque une revue élitiste d’avant garde où
s’exprimaient certains des artistes les plus audacieux du moment.
La plupart d’entre eux avaient une formation artistique - ce
qui n’était pas mon cas - et maniaient des codes qui m’étaient étrangers.
Je ne me sentais pas appartenir à ce monde, qui gravitait à
la lisière de la mode et de l’art, mais faisais de mon mieux pour en avoir
l’air. J’observais avec un intérêt anxieux ce milieu à la sensibilité opaque,
comme pour tenter d’en déchiffrer les mystères.
Les photos publiées me semblaient souvent visuellement
insignifiantes, fâcheusement minimalistes et esthétiquement pauvres.
Il m’a fallu un certain temps pour accepter l’influence de
cette forme de langage, qui est aujourd’hui devenue la norme mondiale.
Ma lecture du travail d’Anders a coïncidé avec ce processus
d’adaptation. Chacune de ses publications me questionnait sur ce qui le
motivait à photographier de la sorte. Ca n’a aucun intérêt, pensais-je à
première vue. Pourtant, en plus du fait qu’il jouissait d’une certaine renommée
dans ce milieu, une mystérieuse attraction me faisait regarder son travail,
encore et encore.
J’ai fini par admettre que son parti pris, celui de l’expérimentation
permanente, la radicalité artistique et d’une intégrité sans faille vis à vis
de soi-même, était aussi le mien.
Son esthétique hautement raffinée et subtile a trouvé grâce
à mes yeux lorsque mon point de vue s’est ouvert sur cette photographie émancipée
et instinctive.
C’est l’époque où j’ai appris à déconstruire mon système de
références, pour ne chercher l’inspiration qu’au cœur de ma propre réalité. Nous prenions ce qui
était à notre portée et le transformions en une forme expressive novatrice,
immédiatement diffusée à travers le monde par quelques magazines indépendants.
La plupart d’entre nous, quoique n’ayant pas le sou, le faisions par nécessité
intérieure plus que par calcul.
Anders, grand suédois réservé, inspirait le respect par son
charisme et son indépendance d’esprit.
On ne pouvait jamais prévoir la direction qu’allait prendre
son regard.
Les sollicitations du marché de la mode n’ont en rien
ébranlé sa détermination, ni même modifié son attitude.
Lorsque son talent l’a conduit aux portes du succès, il n’a
fait que rester lui-même.
Anders ne chemine pas dans un sillon creusé par d’autres. En
plus d’un maître de la lumière, il est un véritable créateur de forme. Son
style, presque invisible, est un alliage savant d’intelligence, de sensibilité,
et le fruit d’une intense acuité aux plus fines variations du réel.
Il pourrait être comparé à Wolfgang Tillmans,
dans la mesure ou, comme lui, il a été précurseur dans l’invention d’un positionnement si
singulier qu’il questionne et dynamise la nature même du médium.
Ses photos sont des énigmes. Elles nous invitent à investir des
espaces en apesanteur, à la fois si proches et éloignés de nous qu’ils nous délivrent
de touts préjugés visuels. Anders construit une œuvre (photographique et
filmique) exigeante, délicatement hypnotique, dont le mysticisme discret est
unique. Le plus sûr chemin pour l’appréhender est de s’élever, ou plonger en soi-même.
Il est l’un des plus talentueux, subversifs et authentiques des
photographes que je connaisse, un de ces caractères irréductibles dont
l’empreinte traverse les générations.
HR