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TEXTE: Demande....


DEMANDE A LA POUSSIERE

La poussière malsaine qui couvrait le bas-côté de la route menant à Port-au-Prince ne permettait en rien de prévoir ce qui allait arriver.

La progression du bus, ponctuée de fréquents ralentissements, annonçait l’avènement prochain des embouteillages qui rendraient pénible l’entrée de la ville.

J’observai un groupe d’hommes, sur un trottoir,  discutant joyeusement sans prêter attention à une grappe de cabris, pattes amarrées, jetés au sol tels d’insignifiants objets à vendre. L’un des animaux, en particulier, attira mon regard. Sa tête pendue à son long coup arqué, reposait juste au dessus du caniveau. Un peu comme s’il s’abreuvait d’un ruissellement imaginaire. Son œil jaune, figé dans la mort, contemplait l’infini.

Le moment où la chaussée s’est  transformée en une rivière boueuse m’a échappé. D’autant que les trombes de pluie qui avaient assombri la ville avaient cessé, ne laissant qu’une coulée torrentielle dévaler les mornes en charriant tout ce que la population avait abandonné aux trottoirs.

Le quartier de Martissant n’était plus qu’un vaste égout à ciel ouvert, dont le flot ajoutait aux déjections des marchés locaux, celles que Port-au-Prince vomissait vers la mer.

Je regardais défiler ce triste spectacle, dont les détails s’enchevêtraient derrière la vitre du bus Jacmel - Port-au-Prince.

Une jeune femme assise à la droite du chauffeur, commentait à grands cris les efforts désespérés de celles et ceux qui tentaient de lutter contre l’invasion calamiteuse de l’eau macabre :

« Mé zanmi, gadé misè pèp ayisien ! »*

J’assistai au désastre bouche bée. Des femmes courbées balayaient, à l’aide de quelques branches, le flux sans cesse renouvelé de l’insalubrité. La chute d’une petite fille dans une flaque brune suscita un vif émoi à travers la rue. Plusieurs personnes se précipitèrent à son secours.

Il était encore heureux que nous puissions rouler, car le niveau de l’eau entamait les tibias des passants.

J’en avais déjà plein les yeux quand le bus s’engagea sur une place. L’espace dégagé offrait la vision  d’une indescriptible désolation. Des hommes et des femmes se mouvaient au milieu d’un marécage fangeux.  Le plafond céleste était tombé si bas qu’il rencontrait les flots. Dans la froide pénombre du chaos, de sombres silhouettes avançaient de toutes les directions, comme mus par une chorégraphie préméditée.

C’est là, à cet instant précis, que la vision vint m’envahir. Se pouvait-il que je voie ce que je percevais ? Le décor n’était qu’un théâtre d’ombres et les êtres qui flottaient debout, dans l’eau croupie, une confrérie de zombies !

La densité de la scène était telle que j’en perdis toute contenance. Un « PUTAIN » aphone s’échappa de ma gorge.

L’égrégore haïtien régnait là, de toute sa puissance. Il planait dans ce lieu d’incommensurables forces. Les pulsions de vie et de mort mêlées y atteignaient des hauteurs paroxysmiques. Je me sentais aspiré dans une autre dimension, à l’envers du monde que je connais.



Mon appareil photo resta posé sur mes genoux. Je ne pouvais me résoudre à porter un objet mécanique entre cette hallucination et mon regard. Pour quoi faire d’ailleurs ? En capturer tel quel ce qui pouvait l’être et aller le montrer de l’autre côté du globe ? Le soumettre à la profusion de signes consommés distraitement qu’est devenue la photographie ? L’aurais-je légendé Haïti 2016, le livrant à la fascination occidentale comme représentation négative de mon pays natal ?

C’était hors de question, car, comme les autres passagers du bus, je vivais cette traversée avec l’amertume particulière de ceux qui se reconnaissent dans cette humanité.  

Ceux qui savent à quel point cette noirceur est une part tragique de ce qui les constitue en tant que peuple.

Est-ce bien là que nous en sommes arrivés ? Est-ce bien dans cette chute libre que nous aurait entrainé notre glorieuse conquête de la liberté ?

Je sentais, au plus profond de mon être, que de ces ténèbres ne cesserait de jaillir la plus éclatante lumière. L’âme haïtienne est ainsi faite.

Et que, quoiqu’il advienne de ce pays, son expérience singulière demeurerait précieuse pour tout le genre humain.



Mon regard s’arrêta, comme happé par un écriteau qui affichait : N’OUBLIE PAS QUE TU N’ES QUE POUSSIERE, à l’entrée du cimetière de Port-au-Prince.

En face, un gigantesque corbillard précédait un orchestre composé d’une dizaine d’hommes costumés de noir. Leurs étincelants instruments dorés, leurs larges cravates rouges et leurs mines équivoques semblaient touts droits sortis d’un songe.

Le bus était arrivé à destination. La pluie avait repris de plus belle. J’étais sonné, mais bien vivant, paumé au plus bas de la ville, mon CONTAX sous le coude.

HR. Mai 2016

11/05/2016

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03/05/2016